Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Au comptoir on discute de tout et de rien.. du temps, de l'humeur du capitaine..

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saintroch
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Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Par goût pour les choses qui ne servent à rien, j’avais envie de vous conter, en ces soirées d’hiver, ma première navigation avec le Saint Erwan (présentation du bateau ici : https://www.sainterwan.com/ ).
Cela faisant, le texte s’est habillé d’une petite préface, narrant l’histoire de son acquisition.

Quelle idée de faire l’acquisition d’un bateau en octobre juste avant un nouveau confinement de surcroît ! J’avais juste eu l’occasion de faire deux brèves sorties de deux heures par tout petit air avant ma décision : n’ayant -finalement- seulement pu apprécier que l’état du gréement, celui des voiles, ainsi que celui du moteur. Mais quand à savoir s’il allait me plaire, s’il allait passer la mer, je n’avais encore que peu d’éléments. Pourtant j’écrivis après le second essai :

Je voulais surtout savoir si nous allions pouvoir vibrer ensemble, le Saint Erwan et moi car, même s’il est fort beau et ferait tomber plus d’un badaud émoustillé, la première rencontre fut fort timide : moi dans mes doutes, lui dans ses petits airs de bouchon au gré des courants, voire carrément boudeur !
Le premier lien se fit sans doute lors qu’après les premiers pas, nous fîmes -sous un petit air de début septembre- quelques brassées au près, le vent libéré par le passage au-delà de l’île Bono.
C’est seulement alors qu’il s’est légèrement cambré, laissant le liston se rapprocher des flots pour se montrer sous ses allures coutumières. Nous avons pu brièvement faire corps avec ce début de confiance : « tu seras à ma barre et je te porterai sur la mer, tu apprendras à me connaître et à me choyer comme tu m’emporteras aux flots que préfère aux amarres. Et la confiance se fera... »


C’était une catastrophe : je suis poète et philosophe, je cultive mes légumes comme d’autres le font avec leurs sous ! Pourtant, je cherchai dans les tiroirs de ma commode craquelée les derniers deniers que je réservais pour les coups durs du destin, me convainquant que c’en était : tomber amoureux d’une belle dame toute de bois - en sus plus âgée que moi -, ne légitimait-il pas que l’on pusse renommer cela en coup dur ?
Il ne fut point trop compliqué de m’en persuader : vous savez, les poètes, ont une autre conception de la réalité ; ils tentent sans cesse de l’enchanter afin que survive cette douloureuse légèreté de la quête du sens de la vie. Dans laquelle ne résiste, au final, que ce besoin de vivre le moment, profondément, en tentant de se dégager des peurs du lendemain.
Oh bien sûr, j’ai les pieds sur terre ! Et ce n’est point cette bouteille de rhum, mes amis emballés, les voyages rêvés qui me feront perdre la tête !

Alors oui, j’ai tout imaginé, j’ai tout planifié : je promènerai des gens, leur conterai poésie au large de Bréhat, leur concocterai plat mitonné -puisque je fus aussi cuisinier-, je la prêterai même ! pour ceux qui veulent goûter aux gémissements de la belle comme le vent prend dans ses jupons inversés.
Tout cela contre quelques deniers pour la préserver.
Bien sûr il y a les lois.
Je sais, je sais. Ce n’est pas grave, nous sommes tous quelque part enfant de Joseph ou… insurgé.

Sus au plastique, tic, tique, d’une société qui veut juste se limiter à karchériser. Faire connaître l’art du charpentier, de la création au devenir : rien ne reste, tout passe, mais il a les gestes pour le faire perdurer : pas de répit !
Je sais, je sais. Et sur les quais, des amitiés seront liées.

On passe donc à l’acte en des murs ancestraux, non loin du Jaudy qui, avec ses belles berges gorgées de bois, rassérène une dernière fois avant de faire cap vers le large. Signatures qui chatouillent papier noirci de phylactères, lesquels m’annoncent que je deviens légitime propriétaire d’une belle coque d’acajou dotée de voile dont la couleur champagne renvoie aux plus belles fêtes insouciantes de ma vie.

Je ne vis peut-être pas comme vous et, à celui-là, je préfère celui du vent ; une tempête se prépare ! Loin de me cacher, j’embarquerai sur mon voilier, larguant les amarres rongées d’en frémir, j’irai affronter les éléments, les vrais : pas la peur, pas une maladie, pas un personnage de pacotille ; juste la vie. Hurler de bonheur aux souffles chantants d’une incarnation subite, en toute liberté d’y appartenir, comme ma vie en duel qui devient un chant amoureux d’une certaine fusion ; s’y fondre, s’y noyer ? Qu’importe ! Je vis !

Ce fut dur, je ne pouvais pas sortir. D’aucuns avaient décrété que le règne des virus nous mettaient en danger et régnaient désormais sur terre comme mer ; qu’à l’air vif, il fallait préférer un isolement préventif.
Je m’y soumis comme toutes les souris de laboratoire, rongeant mes amarres de liberté, me convainquant que c’était bon pour la société.
Un jour, je pus finalement y retourner, gorgé de besoin de liberté. J’avais posé mon compas sur tous les endroits du globe, comme pour échapper à quelque chose, à certaines façons de penser. Ce fut finalement juste Paimpol, où j’espère rencontrer de l’humanité.

Nous partîmes donc un matin de fin décembre, avec mon fils plein d’entrain : l’hiver nous attendait, une mer qui s’exprime sans nous attendre, qui nous invite à peine et qui souvent se limite à nous tolérer.
(À suivre, si vous le voulez hihi)
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Merci de ce beau texte qui fait rêver...
« C' est dans l'absence des bons moyens qu'il y a du mérite à bien faire » (Pierre André de Suffren, dit « le bailli de Suffren »)
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Oui, on veut la suite ! Je suis en manque de navigation, alors même par procuration je prends ! :smt026
Je suis un acrobate masochiste ordinaire.
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Je tente de romancer cela ce soir hihi.
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par saintroch »

« - Mais enfin Monsieur, un bateau de dix mètres c’est dix ans de liste d’attente !
- Ah d’accord, c’est un an par mètre en fait ?
Il émet un petit rire : oui c’est bien ça. Bonne journée Monsieur.
- Attendez ! C’est un vieux voilier, de 56…
- Un voilier classique ? Passez nous voir avec des photos… »

Paimpol aime les vieux voiliers : ils ont un quai qui leur est attribué. Certes, c’est le plus bruyant, devant lequel tous les badauds rêveurs (et je les comprends, j’en suis un aussi!) passent pour reluquer ces amas de planches ajustées.

Le Saint Erwan était basé à Perros-Guirec ; le contrat s’achevant fin de l’année, Paimpol m’accueillant, je voulais faire le petit transfert fin décembre. Oh rien de bien grave : moins de 35 miles et hop : on y est.
Tout tombait bien : les marées de fin d’années permettaient de sortir le matin d’un côté, puis de rentrer dans l’écluse fin d’après-midi de l’autre ; mon fils était chez moi, frétillant à l’idée d’en baver !

Les sacs étaient prêts... comme les dépressions s’ensuivaient.
La veille, j’avais écouté le vent toute la nuit dans ma vieille tour du centre Bretagne. Les joints défaits laissaient passer les courants d’air, le poêle n’en pouvait plus de tenter de tout chauffer, alors, du fond de mon lit, m’imaginer d’être en pleine mer…
Puis : dans telle grande surface, la poissonnerie n’était-elle fermée faute de pêche dû au mauvais temps ?

Je n’ai pas peur de la mer parce que je n’ai pas peur de la mort ; mais ça, c’est de la tragédie, du romantisme. J’ai adoré - tout au cours de ma vie - casser, déchirer, l’affronter. Mais ne suis-je pas qu’un poète, un brin marin, qui aime la mer ? Juste assez humble de savoir que si elle veut, c’est elle qui gagne toujours, même – ou surtout - à deux milles des côtes.
Ce n’est pas sa faute : elle n’a aucune intention.
Elle est mer, mère, mariage du vent et de la lune, se foutant de nos imprécations !

Les prévisions météo étaient assez erratiques. Des dépressions, des grains, qui venaient quand, qui partait, qui restait, pourquoi, des vents par-ci ou par-là ? En définitive, on ne savait pas.
Finalement, pour savoir le temps qu’il fait, le mieux c’est de sortir.
Le fils de la boulangère n’avait-il pas affirmé que selon un ami proche d’une cousine qui a épousé le frère d’un météorologue, la météo devenait de plus en plus difficile à modéliser ?
En tous les cas, quand on m’annonce mer belle à peu agitée et un vent du SE, puis que je constate du NO avec mer formé, hm, je commence à croire le fils de la boulangère.
Blague à part, je ne sais plus où j’ai lu cela, mais ils auraient de plus en plus de difficulté avec les modèles actuels pour établir des prévisions fiables. Et j’aurai pu le constater au début de l’été, lors que je remontais mon valeureux Edel4 de Pont-Aven à Morlaix, combien – même à quelques heures – cela correspondait peu à la réalité.

On sort et on verra, me disais-je. Même si, avec ce crachin à cinq degrés, mon fils Charles aura dû me foutre des coups de pieds au cul pour quitter mon poêle et mon bouquin des aventures du Damien dans les pôles les plus reculés.

Mais nous y sommes, en train de passer la soirée dans le chaleureux carré du Saint Erwan, bien aidé en cela par un petit chauffage électrique, celui du bateau du bateau n’ayant pas voulu démarrer…

Heureux homme que j’étais : père avec son fils, avec un tout bon cassoulet (un standard à mon bord, cela réchauffe l’atmosphère!), faire le tour du bateau, apprendre à le connaître ; puis raconter des anecdotes de navigation, surtout celles où, plus jeune, j’ai failli me planter (et quelques autres frayeurs plus « vieux » aussi!). Continuer à lui apprendre, les cartes, les routes, les courants, les marées…
Je les emmène, Charles et sa sœur, depuis qu’il sont tout petit : c’était au Pays-Bas à l’époque.

Toute la nuit j’écoute bien sûr : j’entends des grandes périodes de calme, puis des grains, de la grêle, les haubans qui sifflent, des remous dans le port, les bateaux qui tirent sur leurs amarres ; puis tout revient, le calme revient.
Au moins je sais à quelle sauce nous allons être mangés.

Sept heures huit, le moteur tourne. On double les amarres, on enlève celles à poste depuis sept ans, on largue.
C’est un régal : c’est encore la nuit noire, la pleine lune étant occultée, rien ne bouge, il n’y a personne !
Oh je craignais un rien pour les manœuvres au vu de toutes les horreurs que l’on raconte concernant les quilles longues, surtout dans le mauvais sens du pas d’hélice, mais il n’en n’est rien, le Saint Erwan répond volontiers, on passe les portes et nous voilà dans la baie.

Ah ! la mer de nuit ! Ces petites lumières, ces ombres cachées, les masses noires plus inquiétantes qu’en plein jour, les balises tapies dans l’ombre.
Mais aussi cet énorme sentiment d’appartenir aux éléments, d’être loup dans la forêt ou hibou se faufilant dans les cimes.
Tout le mystérieux vient nous rejoindre, les légendes, les éléments primordiaux.
L’on pense au Styx comme aux étoiles, des monstres marins aux sirènes qui ne pourront qu’apparaître – au lever du soleil – sur cette roche isolée.
L’on se sent renvoyé à une grande humilité de petit ‘d’homme’, juste toléré dans la création qui nous dépasse, et par sa force, et par les millénaires.
(À suivre, promis, la prochaine fois on navigue!)
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par Padélis-Célakélos »

Ne jamais oublier le célèbre dicton :
" En mer, le danger c'est la terre "
Et de rajouter :
"Et elle est là, en dessous, à peine à 50 mètres! "
Je bois(e) sans soif !
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par Bert05 »

Quel suspens: on sentait monter la tension dramatique...et finalement happy end ;-)
« C' est dans l'absence des bons moyens qu'il y a du mérite à bien faire » (Pierre André de Suffren, dit « le bailli de Suffren »)
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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La suite ! La suite ! 😁😁
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par saintroch »

Padélis-Célakélos a écrit : 19 janv. 2021 14:44 Ne jamais oublier le célèbre dicton :
" En mer, le danger c'est la terre "
Et de rajouter :
"Et elle est là, en dessous, à peine à 50 mètres! "
Oh que oui, et j'admire ceux qui naviguent entre les cailloux, à l'oreille, à la vue autant que les grands navigateurs en eaux franches, seulement soumis aux caprices d’Éole et de mère mer (ce qui n'est pas la moindre des choses non plus, d'ailleurs.

Merci à tous pour vos petits commentaires: cela fait plaisir de partager! Un peu comme si l'on se retrouvait sur le pont pour échanger...
Je vous reviens sous peu.
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Joli brin de plume, vraiment!
Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que de mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par wedell »

Oui, c'est reposant de lire un Français correct. :wink:
Le bois, c'est comme du contreplaqué massif en plus beau.
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Courage, un début de suite, hihi.
Portez-vous bien et cultivez la joie des projets!

- Chef ! La grand voile est déchirée !
- C’est qu’elle était pourrie. Tu rentres, tu la mets au linge sale, t’en prends une autre, tu grées et tu reviens !
- Oui enfin, je commence à avoir froid moi.
- Tu reviens, j’ai dit.

Je devais avoir 14 ans, quelque part en Belgique sur un plan d’eau intérieur à la période de Pâques, stage de dériveur. Genre coup de vent, personne sur l’eau, même pas les niveaux « spécialisation ». Le moniteur, un type d’une soixantaine d’année, un vieux de la vieille des Glénans qu’on disait.

Il hurle dans le vent : « Et à présent vous enlevez vos safrans et vous rentrez aux pontons ».
- M’enfin chef, t’as vu le vent ?
- Et tu crois que ça casse quand un safran ? Par pétole ? Tu enlèves ton safran et tu rentres !

Et un été plus tard, quand la ferrure du safran de mon petit dériveur s’est brisée au milieu du Golf du Morbihan, en solo, je me suis souvenu de ce « vieux » prof, et j’ai pu rentrer…
Que l’on se rassure, je n’ai point cassé le gouvernail du Saint Erwan dès la première sortie, mais ce sont ces petites expériences-là, que nous accumulons, qui nous permettent de sortir avec plus de sérénité, d’aptitude (?) quel que soit le temps dans lequel on est piégé, quel que soit l’imprévu.

Mais là, nous sommes loin de casser quoique ce soit en ce moment :

C’est le début du jusant que l’on aura dans le nez durant quasiment tout le trajet. Pas le choix. Tout est encore calme. J’habitue mes yeux pour repérer les balises latérales mémorisées. Charles a déjà tout rangé, a déshabillé la grand voile avec un zèle qui me laisse un peu perplexe, et attend le signal pour envoyer la toile.
60 degré bâbord un petit moment, on envoie tout en une fois sans trop d’encombre.
Tûûût, couic. Ahhhh.
Tous les voileux connaissent cet instant où l’on coupe la machine pour se retrouver finalement à la voile.
Le silence, enfin ! ou juste celui du vent qui vient habiter les voiles, les gonfler, les faire frémir, se tendre, s’offrir.
Petit large, pas trop de flot, un peu d’air, la nuit encore, j’ai envie de hurler de plaisir comme à chaque fois !
C’est peut-être pour cela que je reviens chaque fois épuisé de mes navigations : c’est pour moi une véritable relation érotique, en trio de surcroît !, entre la mer, le vent et moi. Toujours s’écouter l’un l’autre, faire attention à l’autre, prendre soin, écouter, tenter de comprendre ses envies, ses intentions, prévenir, être prévenant.
Et sans vouloir dévoiler ma vie amoureuse, quand ça bastonne, j’adore et je sors !
Je n’aime pas au début, je l’ai dit, il faut me pousser dehors : mais dès que je suis en lice avec les éléments, j’ai l’impression de vivre… alors que je suis peut-être à deux doigt d’en périr.
Mais n’est-ce point belle fin, qu’en des draps de satin, l’on s’offre un dernier râle, plutôt que de s’écrouler dans les boues d’un corps devenu obsolète ?

Mais pardon, je me perds, je deviens poète.

Oh je suis heureux, on a à peine 15-20 nœuds de vent, au largue certes, mais on file entre 6 et 7 nœuds. Si on se prenait la peine de régler tout cela…
Le Saint Erwan s’installe, la barre s’équilibre, un brin d’écoute à laisser filer, une autre à reprendre, le jour n’est pas encore levé et l’on file, seuls, en quête de lune qui se cache, du soleil qui bientôt devrait transpercer, juste là au-dessus de la terre.
Ce tas d’acajou sur acacia ployé continue à nous porter.

Mais bientôt, l’île Tomé largement passée, c’est la mer qui commence à s’installer.
L’on sent que plusieurs coups de baston sont passés par là, bien ancrée dans le sens nord-ouest, comme le vent.
Puis, en sus, une autre, celle levée par le vent contre le courant, basse mais courte, à 90° de celle de la mer.

C’était une de mes craintes avec le Saint Erwan, bas sur l’eau et sa tonture inversée. Est-ce un bateau marin ou juste un canot d’apparat de Seine, acceptant la mer par convenance ?
J’avais eu une expérience assez épique en mer houleuse avec vent arrière sur un autre bateau : on connaît, hm ?
Et comme tous les éléments commençaient à s’exprimer franchement, j’étais heureux, dès la prise en main, de savoir si, au-delà de prendre son propre plaisir à nous offrir de belles envolées, il allait prendre soin de nous aussi...
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par saintroch »

Et dire que nous ne sommes pas encore arrivés à Paimpol! Bon week-end à toutes zétous!

Nous avons de la chance : pas encore la moindre goutte de pluie, mais il ne fait vraiment pas très chaud ! Un timide soleil d’hiver se lève entre les nuages suffisamment clairsemés que pour laisser croire à une journée correcte.
Nous attendions un vent du Nord-ouest, 15-20 nœuds avec des rafales annoncées à 35 voire 38 nœuds -selon les différents modèles.

Comme j’ai souvent pu le constater durant les navigations hivernales, surtout si l’on n’est pas parfaitement équipé, l’empressement aux manœuvres et aux réglages diminue fortement !
Moi cela va encore, même si ma veste de quart est plutôt de mi-saison : j’ai prévu les couches judicieusement agencées et j’en ai encore deux en réserve. Pour Charles c’est peut-être un peu plus juste…
Toujours est-il que, alors que j’aurais nettement préféré prendre un ris dans la grand voile, l’on se contente de donner quelques tours à l’enrouleur du génois. Au portant ce n’est vraiment pas ma technique habituelle, d’autant que le Saint Erwan est réputé ardent, mais bon, on s’en satisfait.
Ah je rêvais d’envoyer la trinquette pour l’essayer, avec sa belle couleur rouge vieilli, voire le gennaker sur emmagasineur, mais ni la mer, ni le froid ne nous donne envie de se lancer dans ces nouvelles aventures : nous sommes déjà très contents d’une situation stable, de n’avoir rencontré aucun problème majeur de découverte d’un nouveau bateau et de filer bon train.

Pourtant voilà la première vague plus grosse que les autres qui vient me rattraper et me surprendre : on part en légère aulofée, nous mettant bien trop parallèle à la vague et au creux qui suit.
Hm, prudence, ayons des yeux dans le dos !
Je donne la barre à Charles, trop heureux de partager mon plaisir.
Le bateau n’est pas bien équilibré en matière de toile, la mer commence à nous malmener, il faut commencer à être attentif, mais ne dit-on que « la faim vient en devenant forgeron », hum ou quelque chose comme cela ?

Charles remonte beaucoup trop, nous éloignant des Héaux de Bréhat (en vue par ses éclats depuis tôt ce matin) et nous envoyant vers le large.
Rien de plus instinctif : plutôt que nous imposer une allure limite vent arrière, il préfère garder de l’appui pour ne pas avoir le coup de frein du creux. Puis, moi aussi, dans certaines conditions de mer je « louvoie » en vent arrière pour l’éviter, garder de la vitesse, les deux voiles gonflées et un roulis moins important.

En matière de roulis le Saint Erwan se comporte encore correctement car la mer est vraiment en train de monter, nous sommes en plein jusant contre vent et cette double mer est parfaitement inconfortable. Cette petite vague plus courte et plus basse qu’avec sa masse le bateau passe volontiers, sans taper, se fait croiser par les 3/4 arrière par la grosse houle de mer : pas de répits !

Et puis aussi, surtout, imperceptiblement, subrepticement, contre toutes attentes – entendons par là, « prévisions » – le vent est en train de tourner, de se chercher.
D’ailleurs le grain qui se prépare derrière et que nous avions espéré voir gentiment glisser comme on s’éloignait de lui, semble vouloir revenir sur nous à toute vitesse.

Je reprends la barre.
Il va falloir se bouger tout-de-même et prendre un ris au minimum.
Erreur ! Nous portons bien sûr nos supers gilets automatiques 260 millions de newton qui nous enverraient presque sur la lune lors du déclenchement, mais j’ai oublié de sortir les sangles pour nous arrimer.
Je demande à Charles d’aller les chercher ; je mouline de plus en plus à la barre : je ne peux plus la lâcher !
Il était déjà un peu plus pâle ; au retour de la vaine quête dans les coffres du carré, ça ne va vraiment pas mieux.
Je lui avoue que lorsque j’étais descendu dans le but d’annoncer notre arrivée fin de journée à la capitainerie, plus quelques rangements, je ne suis pas remonté très fier non plus. Alors qu’habituellement, dans presque toutes les mers, je peux rester cuisiner ou calculer la route une heure s’il le faut.
J’avais été obligé de prendre mon médicament secret : une bonne petite bière, dont la pétillance et la levure me ravigote jusqu’au pôles les plus escarpés, hm éloignés pardon.
J’ai la chance de n’avoir jamais connu le mal de mer. Oui, si, un peu juste parfois, mais pas de quoi tétaniser le corps et l’esprit…
Mais j’ai pu voir ce que cela peut provoquer. J’ai dû attacher des équipiers ; un jour j’ai été obligé d’en enfermer un dans la cabine avant : ils auraient préféré se laisser tomber en mer pour fuir leur état. Et il aura aussi fallu renvoyer en avion des Cornouailles une équipière débutante qui avait tellement emmêlé et irrité ses tripes que le médecin de là-bas (on avait même craint des septicémies et autres problèmes dans ce goût-là) lui avait interdit à tout jamais de remonter sur un bateau.
C’est un sujet sérieux.

- Bon Charles, là il va falloir prendre des ris. Tu respires un bon coup et tu reprends un peu de couleur, mais il faut y aller. Tu veux prendre la barre et que j’y ailles moi ?

Ça ne s’était pas calmé, loin s’en faut. Nous avions même eu une déferlante dont le bruit caractéristique m’avait alerté, qui roulât quelques mètres après le Saint Erwan … et le grain se rapprochait...
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

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Très sympa, ce récit! :D

( A suivre) comme dans les BD! 8)
Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que de mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes
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Re: Récit pour les soirées d'hiver-Saint Erwan

Message non lu par to »

Le temps de lire les derniers chapitres pendant une pause, mon esprit a quitté le boulot et je me suis retrouvé dans le cockpit du Saint Erwan, à sentir le vent sur le visage et à attendre pour voir qui devra aller prendre le ris :smt060
Merci pour cette petite échappée au large !
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